2/22/2014

"Un autre visible", interview de Jean-Louis Leutrat par jean-charles agboton-jumeau, février 2010



Extrait

Jean-Charles Agboton-Jumeau - De nos jours me semble-t-il, y compris dans les domaines qui nous concernent ici, tout le monde paraît obnubilé par la visibilité : ainsi, l’AERES s’en prévaut sans aucun complexe ; explicitant le « critère n° 2 » de la grille de «notation multicritères des unités de recherche » qu’elle a élaborée, elle dit : « Cette notation prend en compte la notoriété, la visibilité, l’attractivité du laboratoire ou de l’équipe et de ses membres. » Bibliométries, médiamétries et autres "indices de performance" ou Benchmarking largement inspirés du marketing managérial, me semblent échantillonner à l’envi cette hystérie de la surexposition. Or, écrivez-vous page 90 de votre dernier ouvrage par exemple, « Il y a dans ce film "des choses vues sans vision", et un dédoublement de l’espace, des êtres, du mouvement ("décollé de lui-même"). Tout se dédouble dans la représentation et dans un Dehors qui n’est pas de l’ordre du visible – ou alors, il l’est d’un autre visible. » La vocation de tout artiste me semble être en effet, de parvenir un jour ou l’autre à cette perception sans vision, de la même manière au fond que Mallarmé disait que « la littérature, d’accord en cela avec la faim, consiste à supprimer le Monsieur qui reste en l’écrivant. Celui-ci que vient-il faire, au vu des siens, quotidiennement ? » Ne croyez-vous pas que l’université cultive désormais une sorte d’agoraphobie à l’endroit de ce Dehors et, enfin, en quoi selon vous cet autre visible travaille tout pédagogue, quel que soit l’objet de son enseignement ?

Jean-Louis Leutrat - Je ne puis qu’être d’accord avec ce que vous dites. Ne confondons surtout pas le visible et la visibilité. La visibilité comme le partenariat (ou l’attractivité) est un autre mot magique : toujours Le Monde du 13 janvier évoquant une structure « petite, isolée et en quête de visibilité »... Qu’est-ce que cela signifie « la notoriété, la visibilité, l’attractivité du laboratoire ou de l’équipe et de ses membres » ? Tout ce vocabulaire est hautement révélateur. Laboratoire : où utilise-t-on ce mot, sinon dans les sciences dures ? Equipe : j’ai dit tout à l’heure que le travail dans nos domaines était avant tout individuel. On peut évoquer la visibilité d’un Van Gogh de son vivant, et combien d’exemples pourrait-on donner... Et comme vous dites : qu’est-ce que cette hystérie de la surexposition ? Que des universitaires s’en fassent les propagateurs, cela montre bien où nous en sommes. Je ne veux pas revenir sur cette institution nommée AERES, mais, que voulez-vous, elle correspond à l’air du temps, aux idées reçues diffusées quotidiennement dans la presse et par d’autres voies, pour tout dire au consensus de la société médiocre qui est la nôtre. Il fut un temps où l’on disait : « quand j’entends le mot culture je sors mon revolver » (ce pourrait être aussi bien le mot intellectuel). Cette violence n’est plus nécessaire. Le mépris de l’intellectuel, l’inutilité de la culture sont devenus des banalités. Le mot ‘’universitaire’’ lui-même est devenu péjoratif (qualifier ainsi un livre, c’est dissuader de l’acheter). Voyez également comment le mot ‘’artiste’’, lui aussi, est galvaudé aujourd’hui. On devrait faire une étude sur les mots magiques, sur les glissements de sens, sur les connotations attachées aujourd’hui à certains mots, sur les basculements qui s’opèrent ainsi du positif au négatif... Il est clair que les membres de l’AERES ne sont pas travaillés par un autre visible ou par la pensée du Dehors (qu’est-ce que c’est que ça ?)

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