«Est-ce à
la froide raison à guider l’imagination dans son ivresse ? Le goût timide
& tranquille viendra-t-il lui présenter le frein ? O vous qui voulez
voir ce que peut la Poésie dans sa chaleur & dans sa force, laissez bondir
en liberté ce coursier fougueux ; il n’est jamais si beau que dans ses
écarts ; le manége ne feroit que rallentir son ardeur, & contraindre
l’aisance noble de ses mouvemens : livré à lui même, il se précipitera
quelquefois ; mais il conservera, même dans sa chûte, cette fierté &
cette audace qu’il perdroit avec la liberté. Prescrivez au sonnet & au
madrigal des regles gênantes ; mais laissez à l’épopée une carriere sans
bornes ; le génie n’en connoît point : c’est en grand qu’on doit
critiquer les grandes choses, il faut donc les concevoir en grand, c’est-à-dire
avec la même force, la même élevation, la même chaleur qu’elles ont été
produites. Pour cela il faut en puiser le modele, non dans les beautés de la
nature, non dans les productions de l’art, mais dans l’un & l’autre
savamment approfondies, & sur-tout dans une ame vivement pénétrée du beau,
dans une imagination assez active & assez hardie pour parcourir la carriere
immense des possibles dans l’art de plaire & de toucher.
L’esprit
faisant alors ce qu’on nous dit d’Apelle, se forme d’une multitude de beautés
éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modele intellectuel au
dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont
il se constituera le juge. Le critique supérieur doit donc avoir dans son
imagination autant de modeles différens qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui n’ayant pas
de quoi se former ces modeles transcendans, rapporte tout dans ses jugemens aux
productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connoît
point, ou qui connoît mal ces objets de comparaison. C’est le plus ou le moins
de justesse, de force, d’étendue dans l’esprit, de sensibilité dans l’ame, de
chaleur dans l’imagination, qui marque les degrés de perfection entre les
modeles & les rangs parmi les critiques. Tous les Arts
n’exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion ; dans les
uns l’organe décide, l’imagination dans les autres, le sentiment dans la
plûpart ; & l’esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun.
Nous
savons qu’il est des amateurs versés dans l’étude des grands maîtres, qui en
ont saisi la maniere, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le
coloris : c’est beaucoup pour qui ne veut que joüir, mais c’est bien peu
pour qui ose juger : on ne juge point un tableau d’après des tableaux.
Quelque plein qu’on soit de Raphael, on sera neuf devant le Guide. Bien plus,
les Forces du Guide, malgré l’analogie du genre, ne seront point une regle sûre
pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie
sans cesse : chaque position, chaque action différente la modifie
diversement : c’est donc la nature qu’il faut avoir étudiée sous telle
& telle face pour en juger l’imitation. Mais la nature elle-même est
imparfaite ; il faut donc aussi avoir étudié les chefs-d’oeuvre de l’art,
pour être en état de critiquer en même tems & l’imitation & le modele. »
Jean-François
Marmontel (1723-1799), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers, art. « critique », 1765
Portrait de Marmontel par Alexander Roslin (1718-1793), 1767, Paris, Musée du Louvre
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