2/24/2014

plaidoyer in extremis pour une zététique, par jean-charles agboton-jumeau, 2010


 extrait :


1.1 Dénégation et/ou foutaises : tel est le double-bind auquel le discours académique (de l’AERES) voudrait assujettir la recherche en école d’art. Face à ce dilemme qui n’a de cornélien que sa version édulcorée par l’Education nationale, il y a bien une alternative, fût-elle précisément intrinsèque au champ de l’art. De fait, elle est de part en part réflexive et partant, autocritique autant qu’autocratique. En cela, elle se refuse délibérément à faire l’économie de son propre inconscient (linguistique), de sa propre absence à elle-même, de sa déraison, de son incommunicabilité ou de son ésotérisme. On ne s’étonnera donc pas que cette alternative au double-bind des discours unilatéralement transitifs – i.e. objectifs ou normatifs –, se sente davantage concernée par la psychanalyse que par certaines histoire et philosophie (de l’art) académisantes. Car, de même l’enseignement artistique de même par exemple, l’enseignement d’un Lacan : « Je ne pense pas vous livrer mon enseignement sous la forme d’un comprimé, ça me paraît difficile. On fera peut-être ça plus tard, c’est toujours comme ça que ça finit […] Au premier abord, la psychanalyse est-elle purement et simplement une thérapeutique, un médicament, un emplâtre, une poudre de perlimpinpin ? Tout ça qui guérit. Pourquoi pas. Seulement, la psychanalyse, ça n’est absolument pas ça.13 »

1.1.1 Mutatis mutandis, à quiconque demanderait :
De prime abord, (l’enseignement de) l’art, est-ce purement et simplement loisir, activité dominicale, culture & tourisme, confettis ou poil à gratter, bref tout ça qui divertit ?
on répondra :
Hélas l’art, tout en étant ça, pourquoi pas – ça n’est pas ça ; c’est même, et plus et moins que ça.



1.2 Pas plus que des cachets (au sens du showbiz), les écoles d’art ne sont des pilules (au sens qu’on voudra). N’en déplaise à M. Menand qu’on voit d’ici venir : « Définissez, clarifiez, c’est le prix à payer pour mériter votre recherche artistique ». D’abord, cher Monsieur, l’art n’a pas attendu l’université pour être de part en part, recherche et même recherche en recherche de – soit recherche à n degrés14. Seulement voilà, cette attitude hautement réflexive et critique, ne se dit pas sans reste, ne se communique hélas pas unilatéralement dans le jargon des normes ou de la raison ; les idiolectes artistiques – ou ces Manières de faire des mondes comme le dit Goodman – ne sont pas purement et simplement transposables dans l’idiome de l’ordre bien établi de l’université. Et comment donc ça ? C’est que, voyez-vous, ce qui rend particulièrement difficile la transcription ou la transitivité du langage d’un Lacan par exemple, « parole d’un type si singulier, c’est qu’il est impossible de restituer les silences dont elle était truffée, non en vue de s’ouvrir vers un ineffable, c’est-à-dire un au-delà de ce qui peut être énoncé avec des mots, mais en vue de produire cette suspension de la communication qui donne accès à un autre type de rapport à la vérité, peut-être pourrait-on parler à cet égard d’un rapport "réel" et comme tel, à tous les sens du mot impossible, en tous cas exceptionnel, à la vérité. Lacan, on l’a dit, redoutait par-dessus tout, davantage encore que d’être mal compris, d’être récupéré, en particulier lorsque son propos était transposé dans le langage propre au discours universitaire, qui réintroduit de la continuité, donc de la communication, de la fausse entente ou de la connivence bâtie sur de factices compromis, dans ce qui doit au contraire rester de l’ordre du discontinu, de la rupture et du choc, qui sont les seules voies d’accès à la vérité.15 »



13- J. Lacan, loc. cit. A sa manière, Van Gogh ne dit rien d’autre : « Le médecin qui lui a prescrit sa tisane d’orge n’a aucune raison de prétendre que son malade est une tête de mule et qu’il creuse lui-même sa tombe, s’il refuse de prendre ses médicaments, – non, car ce malade n’est pas récalcitrant. Il y a simplement que le remède ne vaut rien ; tout en étant "ça", ce n’est pas "ça" » Lettres à Théo, Paris, Gallimard-L’imaginaire, 1988, p. 92 (Lacan répond à sa question mais en p. 9 : « mon enseignement c’est tout simplement le langage, absolument rien d’autre. »)

14- « Et à ce titre là, cela fait de la tâche de la recherche en art, une tâche au carré. Il y a deux fois plus de recherche à faire en art que dans les autres domaines. » Jean-Luc Nancy, État de la recherche 2001-2008, Paris, DAP/MCC, 2009, p. 153 (téléchargeable à cette adresse : http://www.culture.gouv.fr/culture/dap/dap/pdf/Etat_de_la_recherche_2001-2008.pdf). Apparemment, AERES et autres sectateurs de l’aliénation des écoles d’art à l’Education nationale semblent négliger le texte remarquable d’Annie Luciani, celle-ci fût-elle ingénieure de recherche, directrice de laboratoire et directrice de l’ACROE, une association de… recherche : Cf. document « La recherche dans le domaine des arts et de la création artistique, Témoignages, Analyses, Propositions, Plaidoyers (27 mai 2009) », MCC/DAP, Bureau de la recherche et de l’innovation - Y. Padilla, Juin 2009 (http://blog.cneea.fr/public/A.Luciani.pdf) ; on y lit pourtant ceci (p. 3) :

« Dans la première catégorie – recherche en art – entrent toutes les formes de recherche accompagnant la plupart du temps une activité artistique, de création ou de production. L’activité est inépuisable, permanente, peu ou prou explicite, toujours présente. Tout artiste, tout architecte peut ici se réclamer chercheur […] Les plus grandes, comme les plus petites des inventions et des connaissances n’ignorent pas le processus de création qui les forme, par principe incommensurable et inaliénable à celui, celle ou ceux qui l’ont porté au monde. Elles se fondent sur lui. On pourrait d’ailleurs à ce propos fustiger les manies bibliométriques actuelles qui oblitèrent cet aspect essentiel de la création scientifique et technique. »

(Rappelons que Annie Luciani distingue fort heureusement et heuristiquement, « recherches "en", "par" et "sur" »).

15- Pierre Macherey, « Lacan et le ‘’discours universitaire’’ », http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20092010/macherey18112009.html (nous soulignons). Un Clyfford Still note pour sa part qu’au regard de l’art, « les exigences de la communication sont à la fois présomptueuses et aberrantes ; l’observateur voit d’habitude ce que ses peurs, ses espoirs et son éducation lui apprennent à voir. Mais s’il peut échapper à ces exigences qui lui tendent un miroir à lui-même, alors il pourra peut-être ressentir quelques unes des implications de l’œuvre. » C. Harrison & P. Wood, Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 643.

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