2/27/2014

Critique d’art et/ou promotion culturelle ? par Matthieu Béra, 2003

extrait :


"A côté de ces témoignages, qui, répétons-le, pourraient être multipliés à l’envi, il est important de signaler le développement d’un phénomène parallèle : la critique semble décliner en tant que forme journalistique spécifique. On en voudra pour preuves la multiplication des guides et des agendas culturels qui s’enkystent dans les supports d’information générale : Le Monde et son guide « Aden », Libération et son supplément « Sortir », etc. Les « critiques » s’apparentent de plus en plus à des propositions d’occupation de loisirs « cultivés », souvent « téléguidées » par les annonceurs ou les attachés de presse. Les numéros spéciaux des revues ou des hebdomadaires (Télérama s’en est fait une spécialité) qui accompagnent des événements culturels des grandes institutions se développent de manière systématique depuis les années 1980. Chacun y a intérêt. La logique des médias y rejoint celle des institutions : vendre et faire vendre, par des techniques de consécration croisée, avec tous les problèmes que cela peut poser au plan de la capacité à critiquer les événements :

La troisième source de revenus (avec les annonceurs et les lecteurs) c’est quand même les produits dérivés des journaux d’art et les structures muséales qui permettent ou pas la réalisation de ces choses. Il est quand même difficile pour le musée d’Orsay, pour Beaubourg, pour le Louvre ou pour la RMN [Réunion des musées nationaux] ou le Grand Palais d’accepter d’être éreinté dans tous les numéros par un journal qui va faire, d’un autre côté, des produits dérivés de ces mêmes expositions et qui va gagner de l’argent avec ça. C’est quand même très compliqué à manager […] Quand vous faites un hors série sur une exposition qui est vendue au Grand Palais et que dans le même numéro, au même moment, vous publiez des critiques sur ladite exposition, il y a un moment donné où il y a une logique intellectuelle... Alors qu’est-ce que vous faites ? Vous ne critiquez pas […] C’est donc un peu compliqué parce que ces journaux ont un équilibre financier tellement délicat, ils dépendent de vente de produits dérivés tout en essayant de prendre des positions, donc c’est un vrai dilemme. Que faire ? […] Il pourrait arriver que certaines structures muséales fassent une sorte de black out par rapport à une revue si jamais elle voulait à la fois publier des hors série et prendre des positions trop importantes négatives.
(Homme, 40 ans, rédacteur en chef d’un magazine artistique, octobre 1996)


Dans le même ordre d’idées, il faut souligner le développement de rubriques qui ne permettent plus d’envisager sérieusement l’expression d’une subjectivité (qui est la forme traditionnelle de la critique d’art  Voir RICHARD, 1957), comme par exemple toutes celles qui sont consacrées au marché de l’art. Au Figaro, elle occupe une page hebdomadaire, autant que la critique. Au Monde et à Libération, les espaces qui en parlent augmentent régulièrement depuis quelques années. Ces rubriques ont leurs nouveaux spécialistes, souvent distincts des critiques d’art traditionnels. On leur demande une expertise de marché, des conseils d’achats, on est dans la logique du placement patrimonial plutôt que dans celle du jugement esthétique. Le récent supplément du Monde, au titre explicite « Argent », propose régulièrement un article sur l’art en tant que patrimoine.

Outre ces nouvelles rubriques, on pourrait démontrer que les techniques journalistiques permettent également de contourner la forme de la critique traditionnelle : le reportage, le portrait, l’enquête, sont autant de dispositifs qui estompent les occasions d’exprimer une subjectivité et un engagement au profit d’une « expertise critique  NEVEU, 1993 et 2001 » On trouve ainsi des journaux à grande densité informationnelle, comme Le journal des arts, bimensuel, qui n’a aucune ligne éditoriale manifeste et traite les questions artistiques comme de pures informations factuelles, insistant sur la dimension institutionnelle, sur les marchés, sur les grandes expositions et reléguant la critique subjective à la portion congrue."



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